jeudi 10 janvier 2013

Regarder une vache dans les yeux sans mourir de honte.


ALMA ou le scandale de l’industrie de la viande et du lait.
un film de Patrick Rouxel.
 

 
 Avant de lire cet article, prenez soin de regarder le film. Tout y est dit sans un mot. ALMA parle à notre cœur … les quelques lignes qui suivent expliquent  à notre raison. Patrick Rouxel, le réalisateur de ce film est un mercenaire de l’image et des causes difficiles… et un artiste sensible. Il porte son combat, caméra au poing, aux quatre coins de la planète pour défendre la forêt tropicale et le vivant qui la peuple. Cette fois, c’est au Brésil qu’il s’arrête, pour  filmer la superbe forêt amazonienne… forêt qu’il découvre en lambeaux, défigurée par les ravages de l’industrie bovine en perpétuelle expansion. Les pâturages et les champs de soja remplacent les forêts, et les abattoirs sont plus nombreux que les églises. Les vaches, elles, auraient bien des choses à dire. Des images fortes, sans une parole, un regard emprunt de douceur et de compassion qui interpelle notre conscience et notre responsabilité d’humain.

Première rencontre avec les vaches dans un abattoir...
C’est à l’âge de 17 ans que Patrick « tombe » sur son premier abattoir. C’est un choc radical et définitif ; le regard de la vache partant pour la mort ne le quittera plus.  « J’ai observé les vaches avant leur mise à mort et j’ai compris que chacune d’elles réagissait individuellement. Il y a celle qui se résigne, celle qui résiste jusqu’à la fin…mais toutes ont conscience du fait qu’elles vont mourir. Elles regardent autour d’elles avec ce regard de désespoir et de questionnement et se demandent pourquoi elles ont été trahies. Ce regard là, je n’ai jamais pu me défaire » confie-t-il....




En guise d’antidote, Patrick décide de devenir végétarien ; un pacte de solidarité avec le monde animal qu’il honorera tout au long de son parcours.  Il lui faudra un peu plus de temps pour devenir végétalien et se passer totalement de produits laitiers et d’œufs ; le temps de pouvoir remettre en question ses habitudes, ses mécanismes et le regard de la société.  « Culturellement, c’est difficile de ne plus manger un bon camembert, mais une fois que l’on a on a vu ce qu’il y a derrière, le lait n’a plus le même gout. Ce n’est pas de manger des laitages qui, en soi, est un problème, c’est toute l’industrie et l’innommable que l’on ne voit pas !» explique-t-il.  Patrick sait de quoi il parle. Un jour, se sentant à nouveau le courage d’affronter la réalité, il décide de partir filmer les dessous de l’industrie laitière en France. C’est un nouveau choc : « Il n’y a pas un jour de ma vie où je ne pense aux petits veaux et aux vaches que j’ai croisés.  L’industrie du lait est cynique, car elle joue l’image du bien-être édulcoré, alors que son principe s’appuie sur la séparation cruelle du petit et de sa mère. La pire pub, c’est celle du yaourt. Derrière des jeunes femmes douces, sveltes et souriantes, il y a ces vaux qui partent à l’abattoir et des mères spoliées que l’on force à enfanter et à produire ». Cette exploration dans le monde de l’industrie bovine et laitière  devient quelques années après le sujet de son film « ALMA ». 
Alma, de la forêt à l’abattoir

C’est en filmant la forêt amazonienne, sa beauté, sa diversité et sa faune splendide, que Patrick découvre également les ravages qui y sont perpétrés. Avec Green[1] et d’autres films consacrés au même sujet, le thème de la déforestation en Indonésie ou en Afrique est déjà largement exploré, mais au Brésil, un facteur aggravant vient s’ajouter au tableau déjà noir : celui de l’Industrie bovine, responsable à 75% de la disparition de la forêt[2] ! Patrick choisit de retourner au Brésil pour creuser ce sujet qui lui tient à cœur et réalise ALMA. Le regard amoureux sur la belle forêt glisse doucement vers la tronçonneuse qui réveille son cortège de souvenirs et d’à-propos. Pourquoi saigne-t-on à blanc cette forêt millénaire ? Pourquoi la brule-t-on jusqu’à sa dernière parcelle, détruisant toutes formes de vie? Pour faire des pâturages où des vaches, destinées à être transformer en steak ou en chaussures, remplaceront la multitude d’animaux nés de la forêt. Le regard glisse de la tronçonneuse à l’abattoir. Pourquoi saigne-t-on à blanc ces vaches au regard si doux ? Pourquoi sépare-t-on les petits de leur mère ? Pour donner leur lait, leur chair et leur peau aux hommes ! Souhaitant aller au bout des choses, Patrick choisit de suivre la vache de sa naissance à sa mort à l’abattoir. Son regard n’est ni accusateur –au sens culpabilisant du terme, ni voyeur. Il n’y pas de scènes d’horreur juste pour l’horreur. Il n’y a pas de mots. Simplement des plans qui se succèdent et qui parlent d’eux-mêmes, sans ostentation. Mais il y a de la poésie aussi –un regard pudique,  et beaucoup d’amour. « J’ai fait Alma parce que je suis triste de ce qui se passe au Brésil. Je trouve que raser la forêt amazonienne est un crime en soi, et la remplacer par du bétail qui sera abattu à l’échelle de centaines de milliers de bêtes par jour est tout simplement honteux. Cela est tellement révélateur de notre espèce : nous sommes si destructeurs et assoiffés de sang. J’ai le sentiment que nous n’avons pas le droit de faire cela » confie-t-il.






Patrick a finalement passé près de six mois à filmer dans la région du Mato Grosso, particulièrement touchée par la déforestation. « Le Mato Grosso n’a que 30 ans d’histoire humaine et pourtant, en trente ans, tout a été détruit. Sur des photos aériennes des années 70, on voit de la forêt à perte de vue ; pas de routes, pas de villages, à peine quelques hameaux ! Toute la forêt a disparue. Le pire, c’est que les gens en sont fiers. Pour eux, un hectare de terrain rasé a plus de « valeur » qu’un hectare de forêt ! » explique-t-il.  Une enquête menée par Greenpeace, basée sur des données gouvernementales brésiliennes, montre que l’expansion des pâturages est responsable de 80% de la déforestation amazonienne. On détruit la forêt également pour cultiver du soja, destiné  à nourrir les bêtes du Brésil mais du reste du monde. La culture du soja est seconde en lice dans la destruction de la forêt amazonienne[3]. Poulets, cochons, vaches et même poissons d'élevage en Chine, en Europe ou en France sont pour la plupart nourris au soja brésilien. Donc, tout ce qui est viande, produit laitier, poisson ou cuir, quelque soit leur origine d’élevage, contribue indirectement par l’aliment dont il est nourri, à la déforestation de l’Amazonie !

La vache n’est pas qu’une « peau de vache »

 Sur ces immenses pâturages, de grands propriétaires terriens élèvent des vaches afin d’utiliser leur principalement leur peau, mais aussi leur viande et leur lait. Le Brésil est le premier producteur et exportateur mondial en peaux de cuir brut. Le cuir est intéressant financièrement car les peaux partent en Chine pour être travaillées et reviennent sur le marché européen sous forme de chaussures, de canapés, de vestes….avec de gros profits à la clé. La viande, elle, est soit consommée sur place soit  exportée en grande quantité vers l’étranger[4]. Avec plus de 191 millions de vaches, le Brésil dispose du plus grand troupeau de bovins au monde. De fait, le nombre d’abattoirs au Mato Grosso est aussi considérable. « Il y a autant d’abattoirs que d’églises ! » souligne ironiquement Patrick. « Au total, on estime à 38 millions le nombre de vaches abattues par an au Brésil ; soit plus de 100 000 vaches par jour. Un vrai carnage ! L’élevage est un bon investissement pour les Brésiliens. Pour eux, c’est de « l’or sur patte » !». Patrick a eu l’opportunité, et le courage de les suivre, camera au point,  tout au long de leur parcours. Filmer n’a pas été une difficulté en soi[5]  - si ce n’est la douleur, car avec sa petite caméra il passe partout et parvient à se faire accepter. « Je leur dis parfois que je viens filmer pour montrer pourquoi la viande brésilienne est si bonne. Mais je demande toujours l’autorisation » précise-t-il, « et puis, somme toute, je ne filme que des choses bien « normales » au Brésil ! ».

 

La caméra qui pleure

Le schéma est toujours le même. A peine le petit veau est-il né, qu’il est enlevé à sa mère. Les vaches sont utilisées pour leur lait et leurs petits nourris à la tétine mécanique. Les veaux sont  engraissés pour être abattus au bout de quelques mois et les génisses gardées pour produire du lait, faire des petits, puis, une fois « usées » comme leur mère, abattues  pour la viande et le cuir à leur tour. La durée moyenne de vie d’une vache est de cinq années. « Un cycle de mort quotidien inacceptable, comme le dénonce Charles Petterson dans son ouvrage « Un éternel Treblinka »[6] ajoute Patrick . «Les trois derniers mois de la vie des vaches sont les plus terribles. Elles sont entassées dans des parcs, sorte de camps de concentration en plein soleil, où elles sont gavées au maïs et au soja afin de les faire grossir plus rapidement avant leur entrée à l’abattoir. Le camion portant les vaches est pesé au moment de son entrée dans le parc, puis à sa sortie ; on calcule le prix à payer simplement à la différence de poids entre les deux. Arrivées à l’abattoir, les vaches couvertes de boue et d’excréments sont aspergées pour laver leur peau. L’abattage se fait au poinçon à air comprimé qui consiste à envoyer une tige de métal pour perforer le cerveau. Mais la mort n’est pas toujours immédiate et les vaches sont parfois pendues et dépecées alors qu’elles bougent encore » explique-t-il avec une retenue qui cache l’émotion. Pour Patrick, assister à ce spectacle impuissant et ne pouvoir leur venir en aide est une torture " Elles me regardaient toutes en suppliant. Elles savaient qu'elles allaient être tuées ; elles étaient terrorisées et demandaient de l’aide. Leur corps entier tremblait de peur et de refus. J’étais le seul espoir pour elle. Mais je n’ai rien fait. J’ai juste filmé et pleuré. C’est comme si je bouclais une boucle 30 ans après ma première visite et mon premier choc. J’en ai repris pour 25 ans de végétarisme ! »  confesse-t-il. Mais, en même temps, son obstination à vouloir témoigner, avec ses images, lui permet de tenir bon : « Mon pare feu, c’est la caméra et le fait de me dire que, grâce à elle, je vais pouvoir partager avec le plus grand nombre de personnes. Faire des films me permet de ne pas rester face à un constat et à l’inaction ».

Apprendre à cultiver l’empathie 
Pour Patrick, filmer et porter témoignage est devenue une véritable vocation. Parti à 35 ans en Indonésie pour faire quelques images de la forêt, il en tombe amoureux et lui reste à jamais fidèle. Abandonnant sa vie parisienne qui n’avait plus de sens pour lui, il décide de consacrer sa vie à faire des films pour défendre la forêt et l’ensemble du vivant « Par mes films j’essaye d’ouvrir une porte, de me mettre, juste quelques minutes, à la place de l’autre qui souffre. Il y en a tant qui souffre ! Tout ce vivant là réuni en souffrance, je trouve cela tellement moche, que j’essaye de ne plus y contribuer et d’inciter les autres à en faire autant » . Alma, qui signifie « âme » en portugais, est un film pour changer notre regard sur le vivant. A travers ses images, Patrick tente de nous sensibiliser à tout ce que l’industrie de la viande, du cuir et du lait comporte d’atrocités souvent méconnues, mais aussi de dénoncer globalement le traitement barbare infligé aux animaux. « L’être humain a très peu d’empathie pour les autres formes de vie et traite les animaux comme des marchandises et des objets dénués de tout sentiment. Cela atteint des sommets aujourd’hui, car tout est fait pour nous déconnecter de la relation au vivant. Pour retrouver l’empathie, il faudrait renouer avec la vérité.  Il faudrait par exemple que les personnes qui mangent de la viande et portent du cuir, aillent abattre elles-mêmes l’animal. Cela changerait bien des choses ! ».  Patrick tente de toucher le cœur des gens, plus que leur raison. Ses images réveillent notre sensibilité affective et tente d’approcher une forme de réalité. En faisant le choix de ne pas faire de commentaires, il privilégie la fibre émotionnelle pour permettre un accès plus direct au message. Pari gagné !


Et nous dans cette histoire, que pouvons-nous faire ?
Les images de ce film sont tournées au Brésil, mais il ne faudrait pas croire que ce qui se passe chez nous est mieux. D’une certaine façon, c’est pire. Nos élevages industriels sont de véritables camps de tortures ; la technologie y est bien plus poussée, les vaches par milliers, confinées dans de petits espaces où elles ne peuvent bouger, ne voient pas le jour de leur vie, sont « booster » pour produire de plus en plus de lait, séparées bien évidemment de leurs petits dès leur naissance, engraissées aux antibiotiques pour les faire grossir plus vite, transportées dans des conditions intolérables… , bref, traitées de façon totalement inhumaines, c'est-à-dire d’une façon qui porte atteinte à notre propre dignité d’ humain.  A cela s’ajoute la force d’un lobby tout puissant qui investit des millions pour faire campagne et à couvrir d’un grand voile pudique tout ce qui n’est pas montrable[7]. Il est quasiment impossible aujourd’hui de filmer quoi que ce soit dans un élevage industriel, à fortiori dans un abattoir[8] !

Alors, que faire ? De toute évidence, il semble urgent de réduire radicalement notre consommation de viande, à défaut d’être en mesure de s’arrêter totalement ; à la fois pour des raisons de responsabilité morale  et des raisons de solidarité écologique avec les plus pauvres de la terre et le vivant dans son ensemble. L’environnement paie un lourd tribut à l’élevage, et en particulier  à l’élevage bovin, qu’il s’agisse de la déforestation, de la destruction de la faune sauvage, de la pollution des eaux et de l’air, ou des fortes émissions de gaz à effet de serre[9] que cette industrie provoque. Des raisons de cœur auxquels s’ajoutent des raisons bien raisonnables de remettre en question nos habitudes si solidement ancrées ! Bien-sûr, renoncer à ce que l’on nous a présenté à tour de bras depuis quelques décennies comme faisant partie de notre culture, indispensable à notre santé, voire à notre survie… est un réel défi ! Mais il est important de se rendre compte que cette vision des choses est somme toute très récente –et très orientée. Nous subissons le diktat d’une poignée d’industriels, accoquinés comme il se doit avec le monde politique, financier et même « scientifique »,  sans nous en rendre compte. Il est urgent de retrouver notre liberté d’être pensant –en allant chercher à décrypter ce que l’on cherche à nous faire croire [10] , et notre liberté d’être sensible, en ouvrant notre cœur à ce qu’il se refuse habituellement à voir, car cela, effectivement, fait trop mal. Ayons le courage d’être humain, vraiment humain et de développer la compassion et la bienveillance vis-à-vis des animaux, nos frères de planète. Le monde s’en trouvera métamorphosé.

 Vous pouvez retrouver le film gratuitement sur www.almathefilm.com , à diffuser.

Aller plus loin


« Bidoche » de Fabrice Nicolino (chez LLL). Un travail d’investigation remarquable sur les dessous de l’industrie animale en France.

-          « Faut-il manger les animaux? » de Jonathan Safran Foer : Ed. de l’Olivier. Un best-seller du grand auteur qui a défrayé les chroniques.


-          Livre Confessions d’une mangeuse de viande - Pourquoi je ne suis plus carnivore
Marcela Iacub. Chez Fayard, mars 2011,

-          Ces bêtes qu'on abat Journal d'un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008) ; Jean-Luc Daub. Chez L'Harmattan, mai 2009

-          Visiter le site : http://www.l214.com


 

 



[1] Voir numéro d’Alliance … + film sur www.greenthefilm.com
[2]«  Le secteur de l’élevage de l’Amazonie brésilienne est le principal facteur de déforestation du monde, responsable de la destruction d’un hectare sur huit ». Extrait de” Slaughtering the Amazon”. Rapport de GreenPeace International. June 1, 2009
 
[3] le Brésil est aujourd'hui le deuxième producteur mondial de soja
[4] Exporte vers le Royaume- Uni, les Pays-Bas, le Chili, les États-Unis, la Russie et 120 autres pays et est devenu le premier exportateur mondial de viande bovine depuis 2003.
[5] Pas comme en France, où cela est quasi impossible de filmer autrement qu’avec une caméra cachée et portée par des militants embauchés dans l’abattoir ou des journalistes courageux. Voir le film « Terriens » (Earthlink)  (disponible sur internet ou sur le site L214)
[6] « Un eternel Treblinka » chez Calmann Levy
[7] Lire absolument Bidoche de F. NIcolino-  Un travail d’investigation remarquable sur les dessous de l’industrie animale en France.
[8] Le récent reportage d’Envoyé Spécial sur un abattoir de l’Aveyron  a été filmé en partie en caméra cachée.
[9] Selon l’ONU, l’élevage est responsable de 18% de nos émissions de gaz à effet de serre (GES). Un kilo de bœuf dans son assiette équivaut à peu près aux émissions en GES de 100 kilomètres parcouru en jet par passager.

 

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